Suite de correspondance avec analyses suite à la pétition lancée par Michel Veuille le 1er avril 2020
Répondre à: Jean Perron <@gmail.com>
À: evolfrance@umontpellier.fr evolfrance@umontpellier.fr
Objet: [evf] coronavirus: crise sanitaire, crise écologique
Date: Thu, 02 Apr 2020 09:14:01 +0200
J’ai regardé la littérature primaire sur la relation biodiversité-infections en particulier car elle est mise de l’avant dans plusieurs articles de presse (même ma mère m’a demandé si la perte de biodiversité était responsable du coronavirus !). Je conclu de ces articles (les refs suivent) que les preuves existent mais que cette relation et « l’effet de dilution » sont controversés et loin d’être universels. (Conséquemment il me semble fallacieux de comparer la relation biodiversité-infections avec la relation gaz à effets de serre – changements climatiques, par exemple). De plus, le rôle de la perte de biodiversité avec la pandémie en cours est discutable.
Quelques reviews récents sur la relation biodiversité-infections. Tous nuancent l’intensité et l’universalité de cette relation:
https://www.nature.com/articles/s41467-019-13049-w
https://www.nature.com/articles/s41559-019-1060-6
(Le lien au-dessus est l’article partagé par Hugo Mathé-Hubert ; cet article conclut que la biodiversité n’est pas une « magic bullet », que les preuves sont faibles et souvent dans la « mauvaise » direction.)
https://royalsocietypublishing.org/doi/full/10.1098/rstb.2016.0122
https://www.annualreviews.org/doi/pdf/10.1146/annurev-ecolsys-112414-054142
(la section 5.3.2.3 de cet Annual Reviews de 2016)
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0169534712002728
(Trends in Ecology and Evolution sur la maladie de Lyme)
https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/ele.12479
(Ecology Letters)
Ma recherche Google Scholar :
J’ai aussi cherché sur le site de l’IPBES mais n’ai pas trouvé de document/déclaration sur le lien entre biodiversité et infections humaines.
Bien sûr on peut se dire que ça ne peut pas faire de mal de conserver la biodiversité. Mais (1) il faut tout de même nuancer en mettant la relation biodiversité-infections en perspective (en ne mentionnant pas « biodiversité » dans le titre d’un article de presse, par exemple) avec d’autres causes des épidémies (braconnage, chasse, déplacements internationaux, failles de biosécurité dans l’agro-alimentaire…), (2) on risque de diluer et brouiller le discours des scientifiques durant (et après) une crise en ne se concentrant pas sur quelques points majeurs, et (3) il est de notre responsabilité de ne pas promouvoir la biodiversité lorsque la science ne le justifie pas (au risque de devenir des « lobbyistes » pour nos sujets d’études).
Plus bas je fais suite aux réponses de Christophe et Michel (dont le mail « La responsabilité des scientifiques » était une réponse à cette conversation).
Les articles envoyés par Christophe Robaglia sont très intéressants et traitent d’évolution virale, humaine, et des drosophiles:
« Chapter Eight - Hosts and Sources of Endemic Human Coronaviruses » (Corman et al 2018, Advances in Virus Research) discute des hôtes de quatre coronavirus humains qui causent des infections pulmonaires.
« Natural Selection Drives Extremely Rapid Evolution in Antiviral RNAi Genes » (Obbard et al. 2006, Current Biology) présente des résultats de génétique moléculaire des populations pour des gènes codant des ARN interférents chez des espèces de Drosophile ; les trois gènes ARNi impliqués dans la réponse immunitaire des mouches aux virus ARN divergent rapidement et deux d’entre eux sont peu polymorphes.
“Evidence that RNA viruses drove of adaptive introgression between Neanderthals and modern humans » (Enard and Petrov 2018, Cell). Tout est dans le titre.
Finalement « At the mercy of viruses » (Wilke and Sawyer 2016, eLife) et “Viruses are a dominant driver of protein adaptation in mammals” (Enard et al 2016, eLife) traitent aussi de l’évolution humaine dont les virus sont responsables.
Je recopie en partie le mail de Michel Veuille (“Responsabilité des scientifiques”):
“Jusqu’à présent, la responsabilité des scientifiques, cela concernait la physique nucléaire, les médecins ou les biochimistes. Maintenant, cela concerne aussi les biologistes des populations, et il faut que nous en prenions conscience. Sur ce plan aussi, rien ne sera plus comme avant.”
Les quarantaines (qu’on pourrait qualifier de biologie des populations) pré-datent de plusieurs siècles la physique nucléaire et la biochimie (je pense notamment à la distanciation sociale durant les épidémies de peste). Idem pour la démographie ; Malthus, dont les travaux étaient très influents de son vivant, est mort en 1834. Les épidémiologistes ont la vedette en ce moment, mais dans quelques mois ce sera peut-être au tour des économistes ou des psychologues.
“La crise du coronavirus est une crise de la biodiversité est nous n’avons pas à le cacher, au moins pour ceux d’entre nous qui ont des postes au CNRS, à l’INRA, à l’IRD, dans les universités et les grands établissements. Car nous sommes payés par les impôts de nos contemporains pour créer des connaissances, les diffuser et les enseigner.”
Je me suis mal exprimé dans mon premier mail : il ne s’agit pas de « cacher » le lien entre la crise de la biodiversité et les épidémies, mais de questionner les preuves concernant ce lien (comme on l’a fait – avec raison – quand le Dr. Raoult vantait sans preuves les bienfaits de la chloroquine). Si ce lien existe, personne n’a intérêt à le cacher.
“Oui, les zoonoses sont plus nombreuses depuis cinquante ans. Regardez les figures associées aux interviews de notre collègue Serge Morand ou les interviews de Jean-François Guégan pour vous en convaincre. Ils ont fait un travail d’éducation remarquable ces dernières semaines dans Libération, Ouest-France, Médiapart et d’autres media.”
Voici ce que j’ai pu y lire :
Dans Libération, j’ai trouvé ces deux articles :
L’article (2) parle du « modèle alimentaire », mais une phrase mentionne la biodiversité et renvoie à l’article (1). Dans l’article (2) il y a une citation de Claude Lévi-Strauss :
«Un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants, et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle les repas cannibales.»
Cette citation propose une réponse à Michel Tibeyranc (voir la conversation « EVF déclaration La prochaine pandémie est prévisible, rompons avec le déni de la crise écologique ») : pourquoi ne pas proposer de proscrire les produits animaux dans toutes les cantines de la fonction publique (ou a minima celles des unités CNRS, INRAE, et IRD, les universités et les « grands établissements »)?
L’article (1) de Libé est disponible gratuitement ici : http://www.humanite-biodiversite.fr/article/la-crise-du-coronavirus-est-une-crise-ecologique
On y lit que les épidémies sont causées par (a) les contacts entre animaux sauvages et humains (ou animaux d’élevage/domestiques) au cours de la chasse ou de l’élevage, (b) la déforestation et autres destructions d’habitats qui augmentent la fréquence de ces contacts (les animaux sauvages se rapprochent des activités humaines quand leur habitat est détruit), © l’affaiblissement de l’effet de dilution procuré par la biodiversité, (d) la surabondance des animaux domestiques, d’élevage, et commensaux, (e) le transport de marchandises et de personnes.
La biodiversité (point c) est certainement la plus controversée des cinq causes. Aussi, il y a une problématique dans l'identification d'une cause, particulièrement lorsqu'on cherche à intervenir sur celle-ci. Exemple : on détruit l’habitat d’une espèce de chauve-souris, elle change d’habitat, infecte des cochons, qui nous infectent (histoire du virus Nipah). Le coupable est-il la destruction d’habitat, ou la mauvaise gestion de la communauté de chauve-souris post-destruction ? Et puis la cause ultime n’est pas la destruction d’habitat, mais plutôt ce qui engendre la destruction d’habitats (surpopulation, pauvreté, étalement urbain, etc) ou même plus loin en amont. Une comparaison : on domestique le chien, un chien est mordu par un renard enragé, le chien nous infecte. Le coupable est-il la domestication du chien, ou l'absence de vaccination?
Il y a aussi cet article https://www.latribune.fr/entreprises-finance/transitions-ecologiques/covid-19-les-atteintes-a-la-biodiversite-ont-accelere-l-epidemie-843421.html
qui est assez complet et reprend dans le titre l’élément clé de « biodiversité », mais parle ensuite de très nombreuses causes.
Ces articles sont riches et pertinents, mais il est difficile d'y trouver des nuances sur la relation biodiversité-infections, ou encore une cible claire pour éviter une future pandémie, surtout sans multiplier le taux de chômage par deux et diviser le pouvoir d'achat des ménages d'autant… C'est une autre histoire, mais les économistes prédisent la pire crise économique depuis la Grand Dépression.
Cordialement,
Jean
Bonjour, merci Jean Perron pour cet échantillon de la bibliographie auquel je rajouterais à ce papier : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3666729
Maintenant, je ne pense pas que qui que soit ait dit que la biodiversité était une « magic bullet » contre les zoonoses.
Pour l'article que j'avais précédemment envoyé, (https://www.nature.com/articles/s41559-019-1060-6), j'avais dit, “ Les pays où il y a plus de biodiversités ont plus de zoonoses, *mais* la diminution [de la biodiversité] *tendrait*, j'insiste sur le conditionnel, à augmenter les zoonoses. ” Cet article met donc en avant l'importance de l'échelle à laquelle on cherche le lien biodiversité-zoonoses. L'importance de l’échelle est notamment mise en évidence par figure 4 qui compile 3 études.
Dire que cette étude conclus que “les preuves sont faibles et *souvent dans la « mauvaise » direction*.” me parait donc erroné puisque la direction tend à dépendre de l'échelle. Par ailleurs, si la direction est la « mauvaise » à échelle globale, elle *tend* à être la « bonne » à échelle locale, et temporelle. Donc il me semble compliqué de dire que la tendance est souvent dans la « mauvaise » direction.
Cet effet d'échelle est aussi une des conclusions du premier article proposé par Jean Perron (https://www.nature.com/articles/s41467-019-13049-w) “ biodiversity generally inhibits disease at local scales, but this effect weakens as spatial scale increases. Spatial scale is, *however*, […] ”
Et la conclusion du résumé de l'article est “Despite context dependence, biodiversity loss at local scales appears to increase disease, suggesting that at local scales, biodiversity loss could negatively impact human and wildlife populations.”
La 3ième étude récupérée par Jean Perron (https://royalsocietypublishing.org/doi/full/10.1098/rstb.2016.0122) correspond à une des études ré-analysée par la publication ci-dessus. Cette étude est comparée à 2 autres études dans la table 1 où il est mentionné qu'elle “Includes diversity that is of questionable relevance to hosts.” et malgré ce, l'absence d'effet [significatif] qu'elle reporte est un effet négatif à p = 0.116.
(https://www.annualreviews.org/doi/pdf/10.1146/annurev-ecolsys-112414-054142) mentionne
“5.3.2.3. Human disease.
Parasites and pathogens are a dominant and healthy component of natural and intact ecosystems (Kuris et al. 2008). As with all other branches of animal life, they are highly vulnerable to patterns of anthropogenic change. As discussed previously, because of their dependent life cycles, they are likely experiencing higher rates of loss than free-living species (Lafferty 2012).
However, a growing body of literature suggests that defaunation and other types of biodiversity loss may systematically benefit some parasites and pathogens, including some causal agents of human zoonoses (Civitello et al. 2015, Young et al. 2016). The generality and magnitude of this effect are still under active debate (Civitello et al. 2015, Salkeld et al. 2015), and there is widespread agreement that no universal relationship links defaunation and disease (Johnson et al. 2015). Yet, some forms of defaunation do appear likely to cause strong increases in disease prevalence.
For instance, systematic increases in rodent abundance following losses of large mammals tend to cause increases in rodent-borne diseases (Young et al. 2014). Indeed, whenever defaunation causes systematic losses in low-competence hosts, or releases groups of competent hosts, we should expect to see increases in prevalence of disease (Joseph et al. 2013). There are also other potential pathways through which defaunation may cause systematic increases in human disease risk—for example, through behavioral (Dizney & Dearing 2016) or physiological changes in remaining hosts (Young et al. 2016) or through changes in host phylogeny (Suzán et al. 2015).”
La 5ieme étude porte sur la maladie de Lyme, et me semble donc hors-sujet pour identifier s'il y a une tendance générale (N=1).
(https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/ele.12479) ne remet pas en cause le lien, il conclut par exemple “*there is now clear empirical evidence indicating that biodiversity loss is associated with increased transmission or disease severity for a wide range of important pathogens of plants, wildlife and humans (Keesing et al. 2006; Johnson & Thieltges 2010; Cardinale et al. 2012; Ostfeld & Keesing 2012; Civitello et al. 2015)*” Par ailleurs, elle souligne l'importance de l'échelle (encore) ainsi que le besoin d'études expérimentales.
Justement, une méta-analyse d'études, notamment expérimentales, a été incluse dans l'étude que j'avais envoyée (https://www.nature.com/articles/s41559-019-1060-6) : https://www.pnas.org/content/112/28/8667 Celle-ci conclue, là encore, à un généralement effet négatif.
Donc je crois qu'il y a un relatif consensus scientifique pour dire qu'il y a un effet global positif (il y a plus de zoonoses dans les régions riches en biodiversité, on pouvait s'y attendre.) et un effet *généralement* négatif à l'échelle locale.
Avant d'avoir un effet global, la biodiversité est détruite localement, dans chaque endroit où elle était présente, et il s'agit bien d'une dynamique temporelle. Donc la tendance globale n'est pas pertinente pour le débat actuel. Et il y a des évidences que localement, en générale, la tendance est négative.
Le texte de la pétition est trop simpliste, peut-être, peut-être pas, mais c'est une pétition, pas un article scientifique.
Pour toutes les raisons ci-dessus, je pense qu'il est de notre devoir d'appeler, en tant que scientifique, à signer cette pétition (https://www.petitions.fr/la_prochaine_pandemie_est_previsible_rompons_avec_le_deni_de_la_crise_ecologique), quitte à en profiter pour faire de la vulgarisation en expliquant la complexité de cette relation.
Et je ne pense pas que ce soit du lobbyisme pour notre cause, mais une lutte pour l'avenir.